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Raymond Lemoine nous offre un regard à la fois naïf et franc d’enfant, et celui sensible et
teinté de mélancolie d’un homme d’âge mûr sur son enfance à Sainte-Agathe, au Manitoba.

Madame Kennedy et moi

Mon grand frère avait récemment reçu une carabine comme cadeau de fête. Mon père jugeait qu’à 16 ans, un garçon avait atteint l’âge de raison lui permettant de manier un fusil avec la prudence et la sagesse qui lui était dû. Il nous répétait souvent « Le fusil est un jouet pour les hommes, cependant il faut savoir s’en servir comme un homme. »

Un samedi après-midi, mon frère pratiquait sa visée en tirant sur des rangées de bouteilles de bière qu’il avait alignées sur une souche d’arbre. Moi, je me contentais de tout simplement le regarder tirer, sans aucun espoir qu’il me laisserait à mon tour prendre le fusil. Après tout, les cinq années qui nous séparaient me plaçaient très loin de l’âge de raison.

Tout à coup, nous entendîmes un voilier d’oies sauvages en pleine migration automnale vers le sud. Sans même y penser deux fois, mon frère laissa les bouteilles, leva le fusil vers les bernaches, et tira. Sa visée fut juste, une oie s’échappa du groupe et tomba.

Muet sous le choc, je regardai la chute libre de l’oiseau qui se termina avec quelques craquements de branches pour enfin atterrir quelque part dans les bois. Encore stupéfié par cet assassinat et cherchant des explications pour ce meurtre inutile et surtout barbare, je m’approchai de mon frère. C’était sans aucun doute un de ces accidents insensés auxquels mes tantes Pierrette et Olindine nous sermonnaient sans relâche lors de leurs trop fréquentes visites chez nous. Celles-ci, grandes dispensatrices de commérage, avaient beau dire que la jeunesse d’aujourd’hui souffrait d’une pénurie de bon sens et par conséquent, agissait souvent sans réfléchir. Ces vieilles dames de droiture incarnée partageaient sans cesse leur nostalgie du « bon vieux temps » où ce comportement écervelé de la jeunesse n’existait pas. Lorsque nous subissions la malchance d’être en compagnie de ces vieilles pies, nous devions, depuis toujours, forcément écouter leur chialage sur notre monde, autrement civilisé, qui était actuellement rendu inculte et même grossier.

Avant que j’aie eu la chance d’ouvrir la bouche, mon frère se tourna vers moi et avec un léger sourire aux coins des lèvres, il me dit — « Ah! J’en ai eu un! »

La combinaison paradoxale que firent ses paroles et son sourire m’effraya le plus. C’est à ce moment-là que je réalisai que les émotions que nous éprouvâmes étaient à la fois très différentes et absolument incompatibles. Certes, nous étions frères, mais ce jour-là, nous n’étions guère du même acabit.

Je laissai le lieu du crime et courus dans la direction où l’oiseau était tombé. Je le trouvai sans trop chercher, couché dans un lit de feuilles jaunes et sèches. Je le ramassai lentement et son corps flasque dégageait encore la chaleur de la vie perdue. Je pleurai. Après avoir enterré la victime au même endroit où elle était tombée, je quittai les bois pour aller m’enfermer dans ma chambre.

Là, seul, durant quelques heures, j’étais disposé à me mesurer avec les émotions de tristesse et de bouleversement qui m’envahissaient — triste de la perte de l’oiseau, dégoûté de la sauvagerie de cet acte insensé qui ne servirait qu’à confirmer l’épithète injurieuse appliquée à ma génération par mes pètesec de vieilles tantes.

Un mois plus tard, je dus revivre ces émotions de frayeur et de tristesse. Dans une ville américaine loin de chez nous, un autre oiseau perdit la vie en raison d’un homme armé de ce même jouet mortel que possédait toujours mon frère. Cette fois-ci, je pus partager le deuil avec le monde entier. Cette troisième fin de semaine du mois de novembre, je restai stoïquement cloué devant la télévision. Pour moi, ces funérailles présidentielles représentaient non seulement l’enterrement d’un homme qui a été abattu, mais également le témoignage d’une mutilation volontaire que l’être humain s’était infligée par son insensibilité croissante et ses valeurs rétrécissant. 

Au son des tambours étouffés du cortège funèbre et des murmures incrédules de ma mère qui ne cessait de répéter « C’étu effrayant ! », j’essayai d’intégrer l’énormité du spectacle lugubre qui se déroulait devant moi. Le visage affligé et tragique de la veuve m’impressionna et j’osai même croire que je fus en mesure de saisir son chagrin. L’incident de l’oiseau tué par mon frère le mois passé me le permettait.

Avec le temps, je pus me réconcilier avec mon frère. L’estime qu’un frérot peut avoir pour son aîné fut rétablie. Cependant, depuis ce fameux samedi après-midi d’octobre ce fut clair que mon frère et moi, nous n’étions pas de la même trempe. Nous venions de deux mondes à part, le mien était réservé pour Madame Kennedy et moi.
 

 

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