Raymond Lemoine nous offre un regard à la fois naïf et franc d’enfant, et celui sensible et
teinté de mélancolie d’un homme d’âge mûr sur son enfance à Sainte-Agathe, au Manitoba.
Un Noël en août
– Les cochons et les vaches –
J’attendis Antoine à côté du stand où un charlatan qui parlait trop vite démontrait la nécessité absolue de se procurer un Veg‑O‑Matic. Je fus impressionné par son baratin et convaincu que ce gadget à tout faire était véritablement indispensable dans la cuisine de ma mère. Malheureusement, mes finances ne me permettaient pas que j’investisse dans un Veg‑O‑Matic, du moins, pas cette année.
Après une demi-heure, Antoine réapparut, muni de barbe à papa rose dans une main et d’un sac de maïs soufflé bleu dans l’autre. Son allure avait aussi changé; une longue tache de moutarde fraîche lui décorait le coin du menton et son t-shirt blanc, toujours trop petit pour complètement lui cacher la bedaine, avait été maculé de ketchup rouge. C’était assez pour me faire lever le cœur. Antoine me confia qu’il avait eu un petit creux durant notre courte séparation et qu’il avait réussi à se rassasier en mangeant deux hot dogs et des frites entre une trémulation dans les montagnes russes et une brassée dans le Zipper.
C’était le temps de faire le bilan de nos finances. Nous vidions nos poches pour compter l’argent qui nous restait. À notre arrivée ce matin, Antoine se vantait d’avoir 9,35 $. Moi j’en avais 8,36 $. Nos richesses représentaient des heures à sillonner les fossés bordant le grand chemin 75, ramassant les bouteilles jetées par les passants, ceux-ci trop pressés ou déjà assez riches pour ignorer le fait que chaque bouteille pouvait rapporter 2 sous. Il me restait 6,50 $. Antoine avait presque tout investi dans le rassasiement de sa gloutonnerie. Le dénuement de la trésorerie de mon collègue m’inquiéta, car les quelques heures qui nous restaient dans cette journée comprendraient inévitablement quelques boulimies de mon pauvre camarade fauché. Je frémis à la pensée d’Antoine crevant de faim. Sa mistoufle nécessiterait sans doute qu’il vienne pêcher dans mes économies et je n’avais aucune intention de dépenser mon argent à engraisser ce gros tas. Il était temps pour un intermède qui ne taxerait plus nos réserves. Enfin, nous décidions de nous diriger vers les divertissements gratuits et plates : les étables à bestiaux.
Il faut tout de même avouer que ce merdier de vaches, de chevaux, de moutons et de chèvres avait son propre cachet intéressant et culturel. Antoine aimait surtout voir chier les vaches. Aux portes mêmes de ces vastes écuries, l’odeur lourde et particulière assaillit nos narines. Une fois à l’intérieur, cette moisissure nauséabonde de fumier imprégnait tous les pores de la peau. C’était assez pour émoustiller n’importe qui. Du moins, Antoine trouvait tout cela bien excitant.
Nous admirions surtout les cochons. Leur allure à la fois épaisse et indépendante nous faisait rire. Cependant, notre attention aux cochons fut divergée vers un gros cheval, ou plutôt vers l’énorme érection de celui-ci. L’emmanchement de cet étalon représentait un spectacle en lui-même. Les mamans pressaient leurs enfants à passer aux canards; les hommes ricanaient en faisant des commentaires que nous n’étions point en mesure de pleinement comprendre et apprécier. Quand personne ne regardait, Antoine garrocha une cocotte de bois sur le membre en saillie. Son projectile manqua la cible. L’attentat fut témoigné par un des gardiens et conséquemment, notre départ plutôt précoce des étables fut réclamé par celui-ci.
(suite au prochain numéro)